Arts Entretien

Cinéma : filmer l’aéroport Charles-de-Gaulle « comme une ruine de demain »

Dans un court-métrage ultra-réaliste et poétique à la fois, le réalisateur Nicolas Boone tente de saisir l’esprit des lieux entourant le méga aéroport du nord de Paris. Un paysage hostile au vivant où il faut apprendre à dessiner son chemin.

C’est un court-métrage qui commence comme une balade urbaine et se termine en forme de plongée dans la dystopie des non-lieux de la périphérie. Dans Aeroflux, le cinéaste Nicolas Boone part explorer, à vélo, l’environnement de l’aéroport Charles-de-Gaulle, à Roissy (Val-d’Oise). Il en tire une œuvre étrange, à la fois crue et poétique, qui interroge la violence des infrastructures et de leurs paysages. À l’occasion de sa projection par le festival parisien Cinéma du réel (samedi 30 mars à 16 h 45 au Centre Pompidou), il raconte comment il a travaillé sur ce projet.

Mediapart : Dans votre film « Aeroflux », on vous voit faire inlassablement le tour de l’aéroport Charles-de-Gaulle, à Roissy, à la découverte d’un paysage de béton et de grillages. Qu’y cherchiez-vous ?

Nicolas Boone : La genèse de ce projet vient d’un autre film que j’avais tourné à Aubervilliers, A86 sortie nord. J’ai eu envie d’explorer une banlieue plus lointaine. Je suis cycliste, j’ai fait pas mal de sorties à vélo et je suis tombé sur l’aéroport. J’ai essayé d’en faire le tour, de me frotter à ses grilles. Au début, je ne filmais pas, j’avais mon appareil photo. Entre tous ces flux qui se rencontrent, d’avions, d’autoroutes et d’électricité, j’ai vu qu’il y avait des interstices.

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Nicolas Boone à Mediapart, 27 mars 2024. © Sébastien Calvet

Que trouve-t-on dans ces interstices ?

Ce sont des endroits où on ne va pas. Pour moi, le cinéma, c’est montrer ce que d’habitude on ne voit pas. J’ai pris des risques sur des quatre-voies, j’ai fait des choses que je n’étais pas censé faire parce que c’est vraiment une zone hostile au vélo et au vivant en général. Plus je progressais dans cette zone, plus je m’apercevais que c’était une frontière. Avec un panoptique de scanners, de caméras de surveillance, un centre de rétention administrative. Il y a un effaroucheur qui passe pour faire fuir les oiseaux. Il n’y a pas d'animaux, pas d’arbres. C’est un paysage contemporain. Le genre de paysage qu’on construit aujourd’hui. On a tendance à penser que l’aéroport fait partie du vieux monde. Mais en fait, pas du tout. Le flux ne fait que s’étendre.

Avez-vous voulu montrer l’extension d’une dévastation ?

Au début, je ne partais pas pour faire un film politique. C’était une sorte de dérive. Mais en fait, on ne peut pas dériver là-dedans. C'est très violent, on est en danger, on ne se sent jamais à l’aise, on n’y est jamais libre.

Le flux marchand, on ne peut pas l’arrêter. On refoule tout ce qui peut le déranger, que ce soit les Roms ou les vélos.

Par contre, je me suis faufilé. J’ai vraiment dessiné mon chemin autour de ce périmètre. Au début, j’ai trouvé l’aéroport figé, puis j’ai vu son extension. Je suis tombé sur des interstices : un camp de Roms, une rue abandonnée, le circuit Carole, que j’ai découvert par l’oreille. Je suis passé devant un terre-plein et j’ai entendu des bruits de motos. C’est un circuit où n’importe qui, même amateur, peut aller faire des tours. J’y suis allé, et j’ai rencontré des motards, qui m’ont raconté son histoire. Quand l’aéroport se construisait, on leur a donné cette zone, qui est toujours en sursis, car ils n’avaient pas de lieu pour faire de la moto. Il y avait des courses sauvages à Paris, dans le quartier de la Bastille, et à Rungis. Mais il y a eu des morts, dont une motarde, qui s’appelait Carole. Les motards ont bloqué le périph pour avoir un lieu à eux.

Dans votre film, il n’y a pas de personnage humain. Pourquoi ?

Chaque fois que je fais des films, mon truc, c’est d’abord d’aller rencontrer les gens, pour collecter des histoires et leur demander de jouer dedans. Mais là, je n’ai vu personne. Je suis tombé sur un camp de Roms abandonné, sur la rue Brulée, où il n’y avait personne. Il y avait bien des motards sur le circuit mais ils tournaient, ils étaient dans le flux. Et les autres gens étaient aussi dans le flux : dans des voitures, dans des avions. Il n’y avait pas de présence humaine. Sur la nationale 104, il y avait des machines de chantier, mais elles étaient inertes. J’avais l’impression d’être sur une autre planète.

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Extrait d'« Aeroflux » de Nicolas Boone (2024).

Ce n’est pas la première fois que vous filmez des infrastructures. Dans un autre film, « A86 sortie nord », il est question d’une autoroute. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces infrastructures de la périphérie urbaine ?

C’est comme si c’étaient les ruines de demain. Un bouquin qui m’a marqué, c’est L’Île de béton de J. G. Ballard. Une nouvelle où un gars se crashe dans un échangeur à Londres et tombe dans un interstice entre deux voies d’autoroute, où des gens vivent. J’y ai beaucoup pensé quand j’étais là-bas.

« Les ruines de demain », qu’est-ce que vous voulez dire ?

On continue de les construire, c’est présent maintenant. Et c’est aussi le flux dans lequel on vit. Le périph m’a fasciné pendant longtemps. Des fois, je vais à la Philharmonie pour le regarder. Ce flux est fascinant et à la fois hyper trash avec la pollution. Il y a une densité, comme une foule. Une image d’anticipation, qui fait penser aussi à Blade Runner.

En même temps, vos images sont très réalistes.

C’est très réel. Et même pour le son d’Aeroflux, on a gardé le vent dans le micro, pour faire sentir mon corps. On entend la mécanique du vélo. Pour montrer une sorte de résistance du vivant dans ce paysage technologique. Cette dualité m’intéresse, entre la machine technologique et le joggeur qui court à contresens des avions. À vélo, mon parcours était arbitraire, plein d’hésitations. Et je me suis battu contre un GPS très autoritaire, qui disait : « Faites demi-tour ! » Le film est vraiment écrit dans cette dualité. Il y a dix-neuf chapitres qui commencent chacun par un relevé de la carte de mon parcours sur Mappy.

Les paysages d’« Aeroflux » m’ont fait penser à un autre livre, « Pour une écologie pirate », de Fatima Ouassak, qui explique que les quartiers populaires sont un environnement massacré, raison pour laquelle il n’est pas évident que leurs habitants aient envie de les défendre. Est-ce cela aussi que vous montrez ?

En tournant à Aubervilliers, j’y pensais. On est dans un milieu dur. On a besoin de se retrouver ensemble sur les toits, de faire communauté, pour survivre dans ce décor. C’est ce que je m’étais dit en tournant A86. J’ai donné rendez-vous sur un toit à des gens que j’avais rencontrés et on a créé des conversations et des situations improvisées. Le fait d’aller sur un toit, ça crée quelque chose : « Ouah, la vue ! » Les gens étaient éblouis par la lumière, par la perspective. Il y a eu des super moments. Même l’A86 devient quelque chose de beau dans un coucher de soleil, comme la mer.

Donc cet environnement n’est pas que dur, moche et polluant ?

Non, il y a une poésie à trouver. À force de chercher, on trouve des choses. J’écris mes films en repérage. La rue Brûlée qu’on voit dans Aeroflux, j’y suis allé plein de fois avant de comprendre comment la filmer. Quand l’aéroport s’est construit, il n’y avait qu’une seule piste et cette rue était au bout. Tout le monde s’est plaint, et l’aéroport a racheté des maisons. Les habitants sont partis mais les maisons sont restées. Elles n’ont pas été démolies en raison de la présence d’une église protégée, juste à côté. Cette rue est restée comme figée dans le temps.

D’un côté de l’aéroport, ça n’a pas bougé depuis les années 1970. Et de l’autre, ils ont voulu l’étendre avec la construction du terminal T4 – finalement abandonné. Mais contrairement à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, il n’y a pas eu de lutte parce qu’il n’y a pas d’habitants. Le flux marchand, on ne peut pas l’arrêter. On refoule tout ce qui peut le déranger, que ce soit les Roms ou les vélos. La piste cyclable sur laquelle je suis allé, qui longe la piste du terminal 2, n’est sur aucune carte géographique. Elle est vraiment secrète. 

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