Fuite

Fuite nait d’un cimetière. Tous les acteurs de Fuite sont des fantômes, ils sont morts vivants. Ils réactivent un cinéma, lui aussi, mort. Une trentaine de scènes composent le scénario dont une battue digne d’un polar, un défilé de 2 cv qui raye l’écran, un discours d’un curé anarchiste, un crime de film d’horreur amateur, une étape du tour de France ou une sortie d’église. Tantôt ils marchent comme à un enterrement tantôt comme à un désenterrement . Du pique-nique festif et champêtre, Fuite dérape sur une orgie rougeoyante de ketchup : un festin cannibale. Le tournage de Fuite est né entre deux villages. L’action de l’un est la fuite de l’autre, l’action de l’autre est la rencontre du premier. Le scénario est développé par les acteurs puis par les téléspectateurs. Fuite est en cours de révélation. Les fantômes errent dans les rues d’un village, dans les champs, ils croisent dans leurs périples nombre de différents films. Le scénario de Fuite est la superposition de couches temporelles. D’abord il a été écrit puis dessiné, mis en ligne (story board sur internet ), interprété, filmé, monté et directement intégré dans une interaction DVD. Chaque étape surenchérit celle qui la précède.

BANDE ANNONCE
[hana-flv-player video= »http://nicolasboone.net/wp-content/uploads/2004/05/BA.flv » width= »400″ height= »330″ description= »Bande annonce fuite » player= »4″ autoload= »true » autoplay= »false » loop= »false » autorewind= »true » /]

FILM

 

 

Article d’Emmanuel Poncet

On peut voir ça comme ça,
ou le «cinéma anté -» de Nicolas Boone
par Emmanuel Poncet

«Le cinéma, attraction foraine, n’a jamais été et ne sera jamais un art» répète régulièrement le critique Louis Skorecki dans ses chroniques de Libération et ses ouvrages (1). Les travaux de Nicolas Boone, La Plage , Fuite, pour ceux que je connais, entrent parfaitement dans cette définition, ou absence de définition justement. Au tout début, je n’ai pas compris ce qu’il voulait. Ses films ne ressemblaient à rien. Je me disais 1- je ne les saisis pas. Ils n’ont ni queue ni tête. Ni fond ni forme. Ni intrigue lisible mainstream ni prétention arty déconstruite. 2 – Je sentais chez Nicolas Boone un amour naïf et immodéré du cinéma. Mais celui-ci me semblait plutôt relever de la prosternation humide de midinette devant un age d’or mythique, notamment pré et post Nouvelle vague. Experimental par héritage et air du temps. Plus que par nécessité ou vitalité. Dès lors, je ne m’y suis plus intéressé. J’ai continué à boire des bières avec Nicolas. A admirer sa vitalité, sa malignité, lui seul étant capable de pénétrer sans payer dans un festival de musique électronique hébergé , sur une ile , dans une forteresse en escaladant les murs, évitant l’entrée et déjouant la Sécurité. Mais c’est tout. Les qualités humaines n’ont jamais fait ni une oeuvre ni un cinéaste. Puis, tout s’est éclairci lorsque j’ai participé au tournage de La Plage , sur la côte d’Opale. Là, j’ai vite réalisé qu’il y avait quelque chose. Balbutiant. Inabouti. A travailler. A explorer, comme on dirait d’une machine à la Jules Verne. Mais une idée séduisante, féconde et lumineuse, ce qui ne peut se refuser concernant l’invention attribuée aux Frères Lumière. Cette idée la voici. Il me semble que les films de Nicolas Boone, quand bien même ils sont présentés en salles, sur DVD ou dans des galeries sont avant tout des tournages. Des tournages au sens plein, cinématographique mais aussi littéral et étymologique. Une action destinée à façonner (1842, selon le Robert). Le tournage comme manivelle qui tourne sur une Arriflex , ou un moteur sur une caméra Hi Tech. Un clap qui claque le début d’une séquence, « moteur…action! ». Le corps d’acteurs et de figurants qui courent, bougent, tombent, s’allongent, font la chenille, ne parlent quasiment si ce n’est pour dire des absurdités ou être post-synchronisés. Le tournage comme une procession étrange où se mêlent ces comédiens mais aussi le/la/les maquilleurs, costumiers, electros , cadreurs, producteurs, régisseurs, cantineurs etc …. Un rite païen collectif, intense, sans but vraiment précis, sans scénario écrit. Sinon celui d’honorer ponctuellement, corporellement, des dieux (ceux du cinéma?), des morts (ceux du cinéma?). Entre nous, d’ailleurs, on ne dit pas « un film de Nicolas Boone », mais bien plus souvent un « tournage » de Nicolas Boone. Ce serait le tournage considéré comme une performance collective, rituelle, éphémère par nature, mais dont le film final constituerait une trace, un témoignage, la preuve formelle que quelque chose a eu lieu. Ni un film de cinéma indépendant ni une video d’art contemporain. Il ne s’agit pas non plus d’un making of, ces traditionnels et de plus en plus sophistiqués bonus offerts aux acheteurs de DVD. Boone ne réalise pas le making of d’un film à venir. Il ne propose pas non plus un bon compte rendu, vivant et malin d’un film en tournage. Pour moi, il fait du tournage une production à part entière. Artistique, esthétique, collective. C’est beaucoup plus important qu’il n’y parait. Car la question du tournage dans l’univers du cinéma reste tabou . Le tournage constitue un sanctuaire dont on sait très peu de choses. Il est l’arrière cuisine obscure d’un restaurant clinquant dont on préfère ne rien savoir. Peut-être trop sale. Peut-être trop militaire. Peut-être trop de risques de percer le mystère. Les quelques journalistes qui s’y aventurent restent le plus souvent en surface. On sait qu’il s’y passe des choses intenses. On sait que ca baise. On sait qu’on y travaille quinze heures par jour. On sait que tout est bricolé, arrangé, recyclé, quand le financement est serré. On ne sait évidemment pas toujours ce qui relève du vrai ou du faux lorsqu’on débarque sur un plateau, même en décor naturel. Je me souviens ainsi d’un tournage de Robert Guediguian , à Marseille. Le film se déroulait en partie dans un garage automobile. Il avait été reconstitué à l’Estaque, sur les hauteurs, près d’un viaduc au bout d’un dédale de rues étroites. Il y avait des faux bidons d’huile, des carcasses de voitures, ou neuves, ou en réparation. Mais pour moi, visiteur lambda, rien ne différenciait la réalité de la reconstitution. Seul un ami régisseur me disait : « tu vois, cette R16 bleu, je l’ai trouvé dans la Drôme. Ce bidon d’huile dans une brocante à Aix etc …». Bref, peu de gens viennent, sont et se sentent autorisés sur un tournage. Chez Nicolas Boone, c’est exactement l’inverse. Tout le monde ou presque est invité à participer. Un tournage de Boone relève de l’expérience fourieriste . Chacun y fait quelque chose qui le relie à l’autre. Chacun dépend de l’autre comme les membres de ces phalanstères où personne ne pouvait attacher ou détacher sa blouses sans l’aide d’un camarade. Même lorsqu’on ne participe pas à un tournage de Nicolas Boone, qu’on veut juste «regarder», on est rattrapé d’une manière ou d’une autre. Comme mystérieusement aimanté par un puissant champ magnétique dont il serait le centre avec sa casquette à visière et son porte-voix année 40. Même sur DVD, on voudrait rétrospectivement y trouver sa place, sa fonction, faire acte de présence, gratuitement, courir avec tous ces gens dans les champs de Fuite par exemple. Car chacun trouve naturellement sa place dans ce collectif industrieux. Une place gratuite qui serait l’inverse du jeu des chaises musicales ou de la société verrouillée excluante d’aujourd’hui. Au lieu d’une chaise qui disparaît à chaque tour provoquant la baston hystérique des participant, le mouvement boonien crée des places et des fonctions supplémentaires. Contre toute attente, j’ai ainsi fait le figurant-gymnaste sur La Plage. Je répétais des mouvements sous la direction d’une prof de gym espagnole, prénommée Loretto . Et finalement, à la réflexion, je ne me serais pas vu faire autre chose. Sauf peut-être conduire la 205 folle du film sur laquelle tous les acteurs-figurants jettent des tomates et des oeufs pourris.

En somme, la démarche de Nicolas Boone revient à une sorte d’essence, un état primaire du cinéma. Un «art forain», comme dit Skorecki , qui nécessite avant toute chose la formation d’une équipe, de figurants, d’amis proches, de professionnels, d’une cantine avec ses yaourts en gros, ses grandes marmites à soupe ou à pâtes, un porte voix, des ingé sons, un trépied pour la caméra, des accessoires multiples. Le son volontairement parodique – au montage – du gyrophare installé sur la voiture de police de Fuite signifie précisément sa nature d’accessoire – de tournage. Sans oublier la réquisition d’un lieu, d’un village, d’une plage, d’un champ, d’une camionnette, d’un tracteur, d’un pilote de charrette, d’un acteur principal mais aussi du maire du bourg… Toutes choses pratiques infernales que l’on finit par oublier tant les financements doivent être bouclés avec les chaînes de télévision, les produits dérivés, les ventes à l’étranger etc … Le tournage comme chantier donc. Collectif de travail où chacun «trouve sa place». Mais aussi camp de vacances, dimanche à la campagne, chorégraphie bucolique, « utopie-pirate », «enclave libre», fête foraine ambulante.  Avatar des années 00 du «rassemblement tribal» des années soixante, l’équipe de tournage rivaliserait ici avec  «le conclave forestier d’ éco-saboteurs , le Beltane idyllique des néo-païens, les conférences anarchistes, les cercles gays… les fêtes des années vingt à Harlem, les clubs, les banquets, les pique-niques libertaires du bon vieux temps» comme le théorisait le libertaire californien Hakim Bey, père des des TAZ (2).  Peut-être que Nicolas Boone relance de cette façon et à sa façon une théorie indigène du cinéma.  Un « ante-cinéma » ou si on préfère un cinéma anté -, tant les morts y font joyeusement leur trou. Un cinéma anté – par opposition à la notion de «post-cinéma». Celle-ci désigne pour faire court le cinéma vu comme une expérimentation sensorielle,  hypnotique du réel qui trouve son achèvement dans les films asiatiques d’aujourd’hui ( Eureka , Aoyama , 3h50). Mais le «post-cinéma», c’est aussi ce que Louis Skorecki désigne comme la fin du cinéma classique. Skorecki l’a très précisément datée à 1959 avec Rio Bravo, de Howard Hawks. Selon lui, il marque l’entrée dans l’ère du «cinéma filmé», qui se regarde le nombril, se mate en train de se faire. C’est là qu’il aurait «mal tourné» finalement. La fin de l’usine à rêves décomplexée, artisanale et sentimentale. La fin du cinéma qui se preoccupait de faire «rêver très fort» l’enfant qui est en nous. Le faire rêver, le faire, pleurer, le faire aimer… Dans Fuite, Boone fait couler une rivière d’eau et de dollars dans une grande grande toile en or tenue par tous les membres de l’équipe de tournage. Les dollars coulent à flots donc. Et au montage il a ajouté « Once upon a time », la comptine mythique de la Nuit du chasseur, de Charles Laughton. Lequel est justement l’archétype du cinéma sentimental selon Skorecki … tout se recoupe.

Soyons clair néanmoins. Avec ses improbables croisements vidéo, 16 mm et Super 8 de l’Invasion des Profanateurs, de Don Siegel, d’ Inpecteur Gadget sur France 3 et de Lost in la Mancha de Terry Gilliam , Nicolas Boone ne prétend surement pas rivaliser avec le «post-cinéma», ou le cinéma tout court. Mais sa manière de réactiver le tournage comme communauté utopique, performance humaine, artistique et industrielle, sa façon d’utiliser pour son «moteur!» le carburant hybride du cinéma mythique, de l’art forain et de l’imaginaire enfantin me semblent riches de promesse. Surtout s’il parvient à mettre en forme ce grand secret de famille et de fabrication du cinéma : le tournage.

Emmanuel Poncet

(1) Les Violons ont toujours raison, Louis Skorecki , PUF.
2) TAZ, Zones d’autonomie temporaire, Hakim Bey, l’Eclat.